LA MATIERE INCARNEE

FREDERIC COLLIER

Parcours atypique que celui de Johan Van Mullem, qui a toujours pratiqué le dessin et la peinture, mais n’a choisi de livrer son travail au public que tardivement, lorsqu’il a considéré que ses recherches aboutissaient, ou atteignaient en tout cas une certaine forme de maturité. C’est tout à l’honneur de cet artiste autodidacte. Ce type de démarche pourrait même paraître exemplaire au vu des tatônnements qui nous sont donnés à voir dans le parcours de nombreux artistes. Cette maturité dans le travail de Johan Van Mullem apparaît avec une évidence certaine lorsqu’on se confronte aux oeuvres de ces dernières années. La “force de la peinture” prend ici tout son sens, fascinante ou effrayante, elle ne laisse certainement pas indifférent.

Il nous présente une série de “portraits”, ou plutôt d’interprétations de la figure humaine, puisque les personnages ne représentent personne en particulier, mais naissent de la matière elle-même et acquièrent un statut archétypal, universel. On peut voir à travers ces “anti-portraits” une quête perpétuelle du sens de l’humanité. Une pratique artistique quotidienne et structurante de l’exercice de représentation de la figure humaine qui semble donner sens à sa vie d’artiste et, au-delà, celle d’Homme. La nécessité de peindre apparaît avec évidence, loin de toute stratégie ou de réflexion incestueuse sur l’art et son histoire.

Johan Van Mullem pose avec acuité le “problème” du portrait et de l’incarnation de la figure. Il donne une existence matérielle et sensible à une réalité abstraite. C’est l’ensemble de ces figures qui nous révèlent, nous poussent à une réflexion sur l’Homme, la nature humaine et les abysses de l’âme. A la vue de cette galerie de “portraits”, on perçoit clairement, parfois avec effroi, la qualité véritablement troublante du visage humain. La confrontation avec les peintures de Johan Van Mullem est de l’ordre de l’expérience. Les personnages nous observent autant que nous les regardons et nous finissons par y voir une part de notre propre reflet. Cette présence du visage semble toutefois, par moments, évanescente. Les visages paraissent se noyer dans la matière et disparaître. Ce phénomène d’apparition et de disparition simultanée est parfois troublant. En fait, la figure que l’on discerne est juste figée par le peintre entre ces deux moments, prisonnière de sa propre matérialité dans le vernis qui la protège.

Sa peinture peut être perçue comme le développement d’une forme d’abstraction, issue de la matière-même. Immanence. Démarche qui paraît paradoxale au vu de l’évolution de la peinture, l’abstraction naissant historiquement d’une lente dilution de la forme. Ici la figure naît du “vide”, elle se construit par la matière, par les inflexions d’un pinceau qui cherche sa voie en permanence. Le visage semble se construire de manière autonome, par addition. On retrouve également cette impression dans les dessins et sculptures de l’artiste. La jouissance de la matière est toujours évidente et on partage avec lui la pulsion du geste et la magie de l’apparition.

Johan Van Mullem opère tel un biologiste. Il a réussi à séquencer l’ADN qui constitue l’être et déroule, dans la matérialité de la peinture, le fil qui constitue notre enveloppe charnelle, reflet ou rempart de la personnalité. Parfois les visages sont uniquement constitués d’un entrelac tiré au pinceau. Le geste, proche de celui du calligraphe, sculpte d’une trace élégante et précise le volume d’un visage en étalant la peinture par-delà la planéité de la toile. Evocation d’un cocon, personnalité larvée, en devenir

ou dissimulée dans une enveloppe protectrice. A l’opposé, d’autres tableaux proposent un trait condensé, nerveux, obscessionnel et juxtaposé. Le visage se construit de manière laborieuse et pesante, mais toujours habité. Evocation des mutations de la personnalité et de l’évolution des sentiments au cours de l’existence. Condensé de la vie, de la naissance à la mort, passant par une large palette de sentiments; bonheur, amour, plénitude, angoisse, peur, extase, ennui... Sentiments constitutifs de la vie, instables et changeants. Evocation également des mutations de notre enveloppe charnelle, de la jeunesse à la vieillesse, les métamophoses de l’être et du paraître. Rapports parfois douloureux et paradoxaux du corps et de l’âme.

Qui sont ces personnages? Ne sont-ils pas finalement la représentation sismographique du reflet de l’artiste lui-même dans le miroir du quotidien? A travers lui nous retrouvons tous nos états d’âmes, réels ou fantasmés. Qu’ils nous effraient ou nous fascinent, ils déclenchent toujours quelque chose. Ils sont toujours incarnés. Et c’est ici que Johan Van Mullem touche à l’essence même de cet exercice difficile, presque surfait, du portrait en peinture. Il ne peint jamais la surface d’un visage, mais sa profondeur, son essence.

Bien sûr, à la vision des tableaux de Johan Van Mullem, on ne peut échapper à la référence à la peinture “classique”. La citation semble proche. Ses oeuvres nous évoquent spontanément à la fois des grands peintres comme Rembrandt, Goya, Velasquez ou Caravage, mais également des artistes plus contemporains comme Bacon, Gillet, Yan Pei Ming ou Glenn Brown.... C’est précisément ce sentiment, qui ne reste jamais qu’une intuition imprécise et fugace, qui nous fait comprendre qu’il s’agit bien d’une oeuvre sincèrement originale et authentique. Un pinceau trempé dans le sang, qui sculpte la chair et dévoile l’âme.